Genre : Drame
Année : 1950
Durée : 1h25
Synopsis :
Dans le Japon du XIème siècle, durant une guerre civile, quatre versions très différentes d'un crime d'après autant de témoins y compris celui qui l'a perpétré et le fantôme du défunt, convoqué par un chaman.
La critique :
Aujourd'hui, on retourne encore dans les bras de Kurosawa avec un troisième film de sa filmographie chroniqué sur le blog et du nom de Rashômon, film considéré comme l'une des oeuvres majeures du réalisateur et également une de ses plus connues au côté de Les Sept Samouraïs, Le Château de l'Araignée, Sanjuro, Rêves, Ran et on en restera là. Mais plus qu'une très grande oeuvre, ce film est avant tout un véritable phénomène, un catalyseur qui sera à l'origine de la reconnaissance internationale du cinéma japonais. Pour cela, il faut se remettre dans le contexte de l'époque.
Nous sommes en 1950 et quoi qu'on en dise, le monde cinématographique est pour ainsi dire bipolaire. Le cinéma occidental est cantonné en Occident et le cinéma oriental est donc forcément cantonné en Orient. Dans cette région du globe, le Japon est déjà l'un des pays majeurs mais son intérêt est très limité au-delà des frontières.
Kurosawa, déjà connu dans son pays, va, avec Rashômon, toucher un tout autre public. Pourtant, le parcours du film, produit en 1 semaine à peine et adaptation d'une nouvelle de Ryunosuke Akutagawa, ne sera pas spécialement facile vu que le tournage sera gêné par un incendie dans les studios et que le film remportera des critiques assez partagées au moment de sa sortie en avant-première. Critiques désarçonnées par le thème unique du film couplé avec un succès modéré. Chose très surprenante pour l'époque, Rashômon sera sélectionné à la Mostra de Venise et remportera le Lion d'Or, soit la plus haute distinction de ce festival. Cela surprit l'ensemble du monde du cinéma qui, à l'époque, ignorait quasiment tout de la tradition cinématographique japonaise.
La société de production Daiei prend alors un très gros risque d'exploiter son film aux USA, pays réputé pour son chauvinisme ridicule envers le cinéma. Un seul film japonais s'y était risqué avant et connut un gigantesque flop. Pourtant, Rashômon est un succès et engrangera de gros bénéfices tout en étant aidé par les critiques cinéma. L'intérêt du public américain envers le cinéma japonais grandit alors jusqu'à éclipser le cinéma italien. Ceci permet une diffusion internationale de l'oeuvre et permit à d'autres cinéastes japonais de recevoir des récompenses et à diffuser leurs travaux en Occident.
On pense alors à Kenji Mizoguchi et Yasujiro Ozu, totalement inconnus chez nous à l'époque. Bref, Rashômon est assurément l'oeuvre la plus importante dans toute l'histoire du cinéma japonais et sans plus attendre, passons à la critique.
ATTENTION SPOILERS : Kyoto, au XIe siècle. Sous le portique d'un vieux temple en ruines, Rashômon, trois hommes s'abritent de la pluie. Les guerres et les famines font rage. Pourtant un jeune moine et un vieux bûcheron sont plus terrifiés encore par le procès auquel ils viennent d'assister. Ils sont si troublés qu'ils vont obliger le troisième voyageur à écouter le récit de ce procès : celui d'un célèbre bandit accusé d'avoir violé une jeune femme et tué son mari, un samouraï. Le drame a eu lieu dans la forêt à l'orée de laquelle est situé le portique de Rashômon. L'histoire est simple : Qui a tué le mari ?
Le bandit Tajomaru, la femme, un bûcheron qui passait ou le mari lui-même qui se serait suicidé ? Autant d'hypothèses vraisemblables. Mais les dépositions des témoins devant le tribunal apportent à chaque fois une version différente du drame, et la vérité ne percera qu'après de nouvelles révélations surprenantes.
A la lecture du synopsis, on se rend vite compte qu'on a là tout sauf un récit conventionnel et il n'est guère étonnant que cela déstabilisa les critiques de l'époque fréquemment habituées à un scénario plus terre-à-terre. En ce sens, Rashômon est assez unique car il ne délivre pas un fil conducteur narratif clair mais plusieurs fils conducteurs basés chacun sur les dépositions des témoins, chacune différente l'une de l'autre où l'on en vient à douter de qui dit la vérité.
Très peu de films ont intégré un tel schéma narratif, ce qui fait que le film ne plaira pas à tout le monde et est plus difficile d'accès qu'on le pense. Pourtant, difficile de ne pas être tenté par cette expérience teintée de mystères en tout genre où nous sommes ballotés dans une quasi intrigue policière abstraite. Cette construction narrative ne fut pas créée par hasard et a un sens caché dans ce but de dénoncer l'égoïsme et le mensonge inscrits en chaque être humain qui fera tout pour défendre en priorité ses intérêts, quitte à aller jusqu'à mentir et se dédouaner de toute mauvaise action.
Une dimension burlesque prend presque forme et Kurosawa pointe le doigt sur toute l'absurdité du tribunal, avant tout théâtre du mensonge et lieu dans lequel rien n'est sûr. Cette dimension théâtrale n'est pas seulement une métaphore mais constitue aussi l'ensemble de l'oeuvre tant dans la mise en scène que dans la réaction des personnages. Ainsi, les réactions sont souvent volontairement exagérées, typiques du cinéma japonais, avec ces rires qui nous abîmeraient presque les tympans à les entendre ou encore de cette femme jouant le jeu de la fatalité à pleurer et s'effondrer par terre.
Cela déborde forcément sur les décors très succincts limités à un portique en ruine, une forêt et un tribunal qui ne sera filmé que face à chaque personnage faisant sa déposition. C'est comme si l'individu s'adressait directement à nous afin de nous convaincre que sa version est la bonne. A ce sujet, Kurosawa oblige, les décors sont visuellement superbes tant le portail en ruines aussi abîmé que la conscience des témoins du procès que cette forêt luxuriante.
Un gros travail a été apporté au niveau des cadrages et des lumières qui font de Rashômon, un régal visuel et un des précurseurs du chanbara aux côtés de Les Hommes qui Marchèrent sur la Queue du Tigre. Difficile de ne pas être charmé par cette mise en scène à la fois dynamique et esthétique où l'intrigue est toujours à tambours battants, où les évènements s'enchaînent bien.
On devient très vite autant intéressé par l'histoire que le voyageur venu s'abriter de la pluie. Qu'on se le dise, l'accroche est quasi instantanée et ne lâchera que les plus récalcitrants qui n'auront pas su adhérer au style narratif ou au noir et blanc, devenu trop marginal dans l'intérêt collectif. On se sent intéressé tant par l'intrigue que la dénonciation sous-jacente et pessimiste du devenir de l'humanité et de ses défauts empêchant la société d'évoluer sainement.
Mais n'oublions pas que Kurosawa est avant tout un grand humaniste, presque un utopiste et que ses récits finissent à chaque fois sur une note d'espoir. Ce long-métrage, à la durée trop courte pour ceux qui auront été transportés, n'échappe pas à la règle. Evidemment, on ne pourrait pas parler de cette chronique sans mentionner le jeu d'acteur, lui aussi très théâtral mais très plaisant. On retrouvera, le grand chouchou du réalisateur, Toshiro Mifune qui est, sans surprise, la star du film. A ses côtés, on aura Masayuki Mori incarnant ce mari au regard inquiétant, Machiko Kyo pour cette femme au visage pas spécialement chaleureux. N'oublions pas nos 3 conteurs d'histoires délivrant une belle prestation à la fois simple, naturelle mais toujours avec cette optique théâtrale.
C'est un avis très subjectif mais on pourra cependant titiller devant des duels un peu trop brouillons sur les bords et ne montrant pas cette classe propre au chanbara avec ses combats de sabres majestueux et tout en style. Ici ça se cache derrière des arbres, ça rampe par terre et une absence de technique se fait ressentir. Pourtant, ce n'est pas deux paysans se disputant mais bien un samouraï et un voleur reconnu. Néanmoins, on pourrait mettre cela sur le compte de la naissance d'un style quasiment unique et qui ne se démocratisera réellement qu'avec Les Sept Samouraïs, sorti 4 ans plus tard.
En conclusion, je ne ferai pas durer le suspense plus longtemps en disant que Rashômon est un très grand film tant artistiquement que historiquement et qui se doit d'être visionné par tous les cinéphiles. Nanti d'une direction artistique soulignant tout le professionnalisme de ce réalisateur surdoué et au scénario imbibé de mystères, se terminant sans que l'on ne tombe sur une version du crime réelle, Kurosawa démontre que la réalité peut être modelée par tout un chacun.
Il incombe au spectateur de croire qui il veut et de choisir sa propre version des faits. Voleur fourbe et sans pitié ? Femme hypocrite ? Âme défunte du mari ou encore le bûcheron pas si honnête que ça ? A vous de voir.
Note : 18/20