Sorgoi_Prakov my european dream

Genre : horreur, trash, "documenteur", inclassable (interdit aux - 18 ans)
Année : 2013

Durée : 1h28

Synopsis : Un journaliste venant d'un pays de l'Est arrive à Paris pour commencer un tour des capitales européennes et ainsi pouvoir réaliser un documentaire sur le rêve européen. Entre fascination et difficulté d'adaptation, Sorgoï a bien des difficultés à mener à bien son projet et sombre, au gré de ses expériences, dans la folie.  

La critique :

Il faut se rendre sur le site IMDb (http://www.imdb.com/name/nm6284412/) pour trouver quelques informations élusives sur Rafaël Cherkaski, un scénariste et réalisateur français, qui compte désormais trois longs-métrages à son actif, Sorgoï Prakov, My European Dream (2013), Objectif Bugarach (2013) et La Capitale du Bruit (2017). Aujourd'hui, c'est donc son tout premier film, donc Sorgoï Prakov, My European Dream, qui fait l'objet d'une chronique dans nos colonnes.
Pour les petits curieux, ne cherchez pas le film en vidéo puisque Sorgoï Prakov n'a même pas trouvé un distributeur pour se faire valoir dans les salles. On parle donc d'une production impécunieuse qui a néanmoins suscité la polémique et les quolibets sur la Toile et les réseaux sociaux. Grâce au bouche à oreille, Sorgoï Prakov se nimbe d'une réputation sulfureuse.

Mieux, certains thuriféraires évoquent une "oeuvre totale" qui renouvelle le cinéma horrifique en particulier et même le Septième Art d'une manière générale. D'autres sont encore plus extatiques et encensent un OFNI (objet filmique non identifié) inclassable, âpre, barbare, brut de décoffrage et d'une violence insondable. En soi, le concept du film lui-même mérite qu'on s'y attarde quelque peu. Par certaines accointances, le long-métrage est un curieux maelström entre le Mondo, un genre qui a connu sa quintessence entre le début des années 1960 et le milieu des années 1980, la comédie goguenarde et licencieuse (on pense notamment au film Borat, réalisé par Larry Charles en 2006) et le documentaire sur forme de road movie (en particulier J'Irai Dormir Chez Vous).
Oui, Sorgoï Prakov est un peu tout cela à la fois, mais pas seulement. 

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En l'occurrence, le film de Rafaël Cherkaski dépasse largement le cadre du Mondo, du "documenteur" et de la simple comédie aux allures outrecuidantes. Pour la bande originale du film, le cinéaste crée son propre groupe de rap, invente un pays imaginaire de l'Europe (la Sdorvie, située quelque part entre la Russie et la Biélorussie) et même un langage à part entière. Dépourvu de tout financement (mis à part quelques maigres subsides) et de tout distributeur, Rafaël Cherkaski griffonne un scénario de 90 pages et filme donc l'essentiel de son long-métrage dans les rues de Paris.
Aidé et accompagné par des bénévoles, il se lance dans l'aventure en ayant tout de même une idée bien précise de ce que sera Sorgoï Prakov, My European Dream. En l'état, difficile de définir cette bombe atomique qui vient impacter tout le système de production et de distribution du cinéma français.

Nul doute qu'il s'agit d'une oeuvre importante qui questionne non seulement sur un certain nombre de thématiques (nous y reviendrons...), mais aussi sur l'état de léthargie du système actuel, formaté et régenté pour flagorner un public peu exigeant en termes de risque et de qualité cinématographique. 
Inutile de mentionner la distribution du film puisqu'elle se polarise sur un seul et unique personnage, donc le même Sorgoï Prakov, interprété par l'excellent Simon-Pierre Boireau.
En outre, le synopsis est de facture basique et conventionnelle. Attention, SPOILERS ! Sorgoï Prakov, un journaliste venant d'un pays de l'Est, arrive à Paris pour commencer un tour des capitales européennes et ainsi pouvoir réaliser un documentaire sur le rêve européen. Entre fascination et difficulté d'adaptation, Sorgoï a bien des difficultés à mener à bien son projet et sombre, au gré de ses expériences, dans la folie.  

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Le film de Rafaël Cherkaski se divise en deux parties bien distinctes. La première s'apparente à un documentaire truculent qui suit les aventures et les pérégrinations de son protagoniste principal. Cette première section est à la fois classique et laconique. Sorgoï écume et sillonne les rues de Paris dans la joie et la bonne humeur, goûte les spécialités locales et fait diverses rencontres de bonne augure. Au détour d'une soirée copieusement arrosée, il essuie un baiser français, s'énamoure et copule avec une jolie demoiselle. A priori, cette première partie ne se distingue pas vraiment des documentaires estivales habituels puisque le film s'apparente à une gigantesque carte postale, un peu à la manière d'un J'irai Dormir Chez Vous, avec son lot d'anecdotes plus ou moins pittoresques.
Par son humour, son ingénuité et sa désinvolture, Sorgoï Prakov apparaît comme un nouvel avatar - version Europe de l'Est - de Borat, l'acerbité en moins.

De Montmartre à la Tour Eiffel parisienne, en passant par les Champs-Elysées, tout est fait pour induire le spectateur en erreur et asséner un message d'une violence inouïe dans sa seconde partie. Car sous ses faux airs de film touristique et de pseudo documentaire, Sorgoï Prakov s'apparente bel et bien à une allégorie sur le processus de déshumanisation. Habituellement, les sociologues et les psychiatres se centrent sur la genèse d'une psychasthénie mentale qui mène vers une folie inextricable.
Or, dans Sorgoï Prakov, la raison principale se trouve dans notre société indifférenciée, hédoniste et égotiste qui pousse l'individu à se retrancher soit dans une neurasthénie irréfragable, soit dans une psychopathie déviante et barbare. Dans le cas du personnage central, c'est la seconde option qui sera privilégiée.  

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C'est la seconde partie du film. Le rêve européen se transmute donc en cauchemar européen, selon le propre aveu de Sorgoï Prakov lui-même. L'origine de cette déshumanisation provient justement de ce processus de désocialisation. Dans un premier temps courtois et affable, le jeune homme parle la langue de Shakespeare lorsqu'il s'adresse aux Parisiens. Mais peu à peu, cette tentative d'acculturation et donc de communication est abandonnée pour adopter un langage amphigourique et même animal. 
Car c'est aussi cela Sorgoï Prakov, le retour de l'homme à sa propre animalité et à ses pulsions archaïques, le personnage dérivant carrément vers le meurtre, le viol, la nécrophilie puis le cannibalisme. En soi, Sorgoï Prakov n'est pas une oeuvre qui s'acharne à accumuler ingénument les saynètes érubescentes. Certes, les scènes choquantes sont présentes et ne manqueront pas de marquer durablement les persistances rétiniennes.

Mais la violence est surtout d'ordre psychologique. Via sa mise en scène et son ingéniosité, Rafaël Cherkaski convie le spectateur en pleine autoscopie mentale. Ainsi, le cinéaste varie les cadrages, privilégiant les hors-champs et les contrechamps. Ce dernier suit donc le délitement progressif du personnage principal. On passe donc d'un européen lambda à une sorte d'abominable homme des bois se confinant dans la folie, la pauvreté et l'amoralité. Non content d'interroger le concept d'identité et de personnalité, le film questionne aussi sur la notion de liberté et le concept de langage comme pierre angulaire de ce qui constitue les fondements d'une civilisation. Mieux dans son dernier quart d'heure, le long-métrage se transmue en une oeuvre sensorielle et psychanalytique, notamment lorsque le forcené s'acharne à supplicier une famille, ce massacre symbolisant à la fois la naissance, la destruction de la cellule familiale et donc la néantisation d'une société à priori idyllique et bien-pensante. 

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Par sa fulgurance et son propos retors, le cas de Sorgoï Prakov dépasse même le cadre du cinéma. Il dépasse également le concept d'oeuvre totale - comme on l'a souvent affublé - puisqu'il interroge carrément sur le concept même du Septième Art. Sorgoï Prakov sonde et explore une autre facette de nous-mêmes, du cinéma et de la société en général, celle qui se désagrège et se paupérise, entraînant bon gré mal gré, l'individu vers une déréliction totale.
Plutôt que de s'appesantir sur une société qui nous écrase, Rafaël Cherkaski opte pour le cheminement inverse et décide d'extraire un individu de la masse, pour ensuite le confiner dans la plèbe, celle qui vit dans des tentes au bord de la Seine, cette populace que vous ne verrez jamais dans cette télévision "poubelle" et dans ce cinéma français engoncé dans ses certitudes, tout ce petit monde reflétant une "Médiacratie" bienveillante. 
C'est aussi pour toutes ces raisons que Sorgoï Prakov, My European Dream suscite autant d'acrimonies depuis quelques mois sur la Toile et n'a donc aucun intérêt à attiser la curiosité ni la magnanimité d'un distributeur.
Un tel long-métrage fait peur et repousse le spectateur dans ses derniers retranchements, un peu à la manière d'un Gaspar Noé avec Seul Contre Tous (1998) et Irréversible (2002) en son temps, ou encore d'un Fernando Arrabal avec J'irai comme un cheval fou (1973). Souvenez-vous, c'était naguère. Sorgoï Prakov
 se situe donc aux antipodes du cinéma actuel et considère justement le Septième Art comme une sorte d'artefact ouvrant ainsi plusieurs niveaux de lecture, différentes interprétations et diverses possibilités. Bref, on n'a pas fini de parler de Sorgoï Prakov

Note : 17/20

 

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