Genre : Epouvante, horreur, thriller, drame (interdit aux -1 2 ans)
Année : 1964
Durée : 1h42
Synopsis :
Au XVème siècle, une vieille femme et sa bru survivent en assassinant et dépouillant les soldats qui s'aventurent dans les marais environnants.
La critique :
Dans l'article sur ma prochaine liste de chroniques, je vous avais parlé que celle-ci ferait honneur au cinéma asiatique. Dès lors, j'ai décidé d'ouvrir le bal avec une oeuvre de haut rang en la personne de Onibaba, les tueuses, sorti en 1964 et réalisé par le regretté centenaire Kaneto Shindo, l'un des derniers dinosaures de l'ancien cinéma japonais. Un bourrin encore plus motivé que William Friedkin et Clint Eastwood, vu que son dernier film du nom de Postcard, fut tourné 2 ans avant sa mort, soit 98 ans. Une jolie performance dont la très grande majorité du monde cinématographique aurait été incapable. Ici nous ne sommes bien sûr pas devant ce cas de figure vu qu'il était encore un petit jeunot de seulement 52 ans. Que soit, il est indéniable que la filmographie titanesque de ce cinéaste soit, pour ainsi dire, peu connue même des cinéphiles aguerris. Très peu de ces films ont été distribués chez nous, même encore maintenant. Au final, seule deux oeuvres ont réussi à vraiment s'imposer chez nous, en la personne de L'Île Nue, l'oeuvre avec laquelle il est parvenu à se faire connaître au-delà du pays du Soleil Levant et justement le film d'aujourd'hui.
Bien qu'il ne se soit pas fait connaître avec ce film en premier, il est aujourd'hui considéré comme la pièce maîtresse du réalisateur et est, au cours des années, devenu l'une des références du courant J-Horror dont il en est l'un des principaux précurseurs avec, à ses côtés, Kuroneko ou encore Kwaïdan. Vous l'avez compris, on tient là un morceau de choix qui est, pour changer, peu mis en évidence quand on parle du cinéma japonais dans son ensemble. D'ailleurs, il convient de mentionner que le masque du démon utilisé dans le film a inspiré Friedkin pour son démon que l'on peut apercevoir "subliminalement" dans L'Exorcisme, ce qui n'est pas une mince anecdote. Maintenant, nous pouvons passer à la critique.
ATTENTION SPOILERS : Au 14e siècle, le Japon est ravagé par des guerres incessantes. Deux femmes, la mère et sa belle-fille, appauvries, isolées et désespérées, tentent de survivre au cœur d'un marécage stérile. Agressant les soldats blessés, perdus ou en déroute qui traversent le marécage, elles les tuent pour leur prendre leurs biens et les revendre à un receleur en échange d'un peu de nourriture. Les cadavres de leurs victimes sont jetés dans une caverne, nommée "Le Trou". Un jour, un voisin dépenaillé nommé Hachi se présente chez elles. Affirmant avoir assisté à la mort de leur mari et fils, il devient bientôt l'amant de la jeune veuve, en dépit de l'opposition de la belle-mère.
Celle-ci décide alors de tenter par tous les moyens d'empêcher la jeune femme d'aller rendre visite à Hachi. La situation va se dégrader.
Si l'on commençait à citer les vieux films japonais les plus passionnants à analyser, nul doute que Onibaba serait un cas de choix, tant le traitement proposé est plus surprenant que ce que l'on en attendait. Shindo met en scène deux femmes vivant de meurtres et de larcins dans un but de survie. Déjà, dans cette ébauche de récit, le réalisateur va à contre-courant de la pensée actuelle en mettant en scène des prédateurs qui ne sont pas des hommes mais bien des femmes. A l'époque au Japon, et encore maintenant, le sexe féminin est soumis à la domination patriarcale, loin de notre société occidentale d'aujourd'hui (n'en déplaise aux féministes extrémistes). Ici, la femme est chasseur et l'homme est proie. A partir d'ici, on tient là un film avant-gardiste, féministe et novateur dans son jeu de personnage.
Des femmes évoluant dans un marécage stérile et labyrinthique dont elles n'en sortiront jamais, avec en toile de fond d'incessantes guerres mettant le Japon féodal à feu et à sang. Des guerres occultées dont nous ne verrons aucune image, si ce n'est via des rapports de Hashi mentionnant la rivalité de deux chefs samouraïs et la ville de Kyoto en feu.
Cette situation que vit Kyoto n'est pas anodine et renvoie directement à l'existence même du réalisateur qui est né à Hiroshima, ravagée à la fin de la guerre par l'arme atomique. Cette atmosphère de no man's land témoigne bien d'un univers quasi post-apocalyptique où toute notion de civilisation a disparu au profit de nos pulsions et instincts les plus primaires. La mère et sa belle-fille en sont réduites à chasser les malheureux qui croiseront leur domaine et à obtenir de la nourriture. Leur situation les a faites sombrer dans la bestialité et leur humanité a dès lors été réduite à peau de chagrin. L'arrivée d'un compagnon du fils de la mère et mari de la fille va introduire un élément central au récit, soit le culte de la chair. L'érotisme est pièce maîtresse du récit et Shindo démontre bien que le sexe est inhérent à l'être humain et qu'il ne peut perdurer sans cela. Toute l'ambiance se construira autour de cela et empiètera même sur les décors.
La fille comme la mère ne pourront contrôler leurs pulsions. La fille aura la chance de goûter à ces sensations, non la mère qui sombrera dans la spirale de la jalousie et de l'envie et qui, dans un accès de folie se masturbera contre un gigantesque arbre mort, symbole phallique évident. A l'inverse, le trou sera vu comme symbole vaginal. Symbole vaginal menant à la perte les hommes s'étant aventurés dans ce marais maudit. Ce symbole rappellera les rapports qu'entretiennent ces deux femmes au monde environnant. Leurs pulsions meurtrières se reportent sur ce trou, transformé en arme rendant prisonniers pour l'éternité le sexe masculin. Où quand Eros rencontre Thanatos.
Ceci illustre encore une fois très bien l'avant-gardisme inouï pour une époque qui n'avait pas encore vu la libération sexuelle, encore bien mal intégrée et plus que jamais aujourd'hui au pays du Soleil Levant. Les rapports sont mis en évidence avec Hashi et la femme de son feu meilleur ami, ces mêmes femmes exhibent leur poitrine apparente, les décolletés sont aux abonnés présents, pareil pour l'habillement à la légèreté certaine. Tout ceci apporte une touche de sensualité inattendue à l'intrigue.
Plus qu'un classique du fantastique japonais, Onibaba est le témoignage d'une époque révolue. Ainsi, pour en revenir à notre trame, la mère rencontrera un étrange samouraï affublé d'un masque de démon revendiquant que son visage est la plus belle chose que la Terre ait portée. Celui-ci fera aussi la connaissance du trou et pour la mère, c'est l'occasion de se venger en empêchant l'idylle naissante entre sa belle-fille et Hashi vivant le parfait bonheur. Est-ce simplement de la jalousie ? Est-ce cette hostilité envers ce Hashi qui n'a pas su sauver son fils ? Est-ce la peur de voir sa belle-fille la quitter pour partir avec son nouveau mari et de se retrouver seule et fragile dans ce contexte de famine ?
Il y a certainement un peu de tout cela. Dès lors, le récit versera dans la plus pure tonalité d'épouvante avec cette mère affublée du masque qui terrorisera sa belle-fille.
En effet, il convient de préciser que le film est inspiré d'une fable bouddhiste où, à la place du samouraï, il y avait un véritable démon. Ce masque maudit a d'ailleurs de nombreux sens qui renforcent davantage la complexité du récit. Il met en évidence la laideur des personnages éloignés de la sagesse et du pacifisme propre à la religion bouddhiste. N'oublions pas que la religion est d'ailleurs sévèrement tancée au cours du récit où Hashi et la belle-fille doutent de l'existence d'une vie après la mort et du purgatoire accueillant les individus pêcheurs. Ce masque démoniaque met en évidence l'hermétisme des personnages à cette sagesse et leurs vils actions. En l'occurrence ici, la mère empêche deux individus de s'aimer et sera condamnée au châtiment de la malédiction du masque. On pourrait aussi voir en l'apparition de ce samouraï masqué, la mise en branle du monde réel coïncidant avec l'entrée en jeu des démons de l'au-delà châtiant les humains néfastes. Autant de métaphores qui soulignent toute la richesse de l'histoire, bien loin de la simple vengeance personnelle et du récit violent et sans morale qui démarrait dans la première partie.
Là où Onibaba surprend également, c'est au niveau de la mise en scène. Celle-ci est étrangement contemplative et se pare d'un rythme posé, parfois même lent, insistant bien sur l'univers et les roseaux soufflés par le vent et annonciateurs d'événements importants. Néanmoins, difficile de faire la fine bouche car le film hypnotise le spectateur qui parvient à rentrer complètement dans cette ambiance étrange et glauque qui montrera toute son intensité dans la dernière partie du récit. On se souviendra de cette séquence terrifiante de la poursuite dans ce marécage semblant être sans fin, par temps de déluge orageux. Comment ne pas aussi être impressionné par cette qualité d'image avec un noir et blanc contrasté dans le sombre et des plans toujours bien pensés et même sérieusement culottés pour l'époque, comme lorsque Hashi admire le fessier de la fille en pleine marche.
Les jeux de lumière sont intéressants et les décors beaux et à l'exact opposé de la laideur de ces personnages dont aucun n'est à sauver.
Au casting, on retrouvera Nobuko Otowa, Jitsuko Yoshimura et Kei Satô. Tous ceux-ci délivrent une prestation de bonne facture dont la palme est à remettre à la mère, au regard glacial et emplie de haine. Shindo a eu la grande intelligence de multiplier les nombreux gros plans sur son visage mais aussi les autres personnages pour bien faire transparaître leurs émotions se résumant à l'inquiétude et la terreur, ou encore le rire sarcastique dans le cas de Hashi. Il s'agit d'ailleurs bien du seul personnage qui exprime un trait quelque fois souriant mais tendant plus vers la moquerie.
Une mention doit aussi être faite à la bande sonore de grande qualité où les tambours agressent le spectateur, parfois ponctués de cris démoniaques. Un choix original et payant car le traitement fait mouche.
En conclusion, Onibaba est sans nul doute un grand, un très grand film japonais qui n'aura en aucun cas usurpé sa réputation de film culte et de précurseur du cinéma épouvantico-horrifique. Servi par une richesse insoupçonnée et d'un niveau de lecture impressionnant pour le genre, l'oeuvre tient en haleine le spectateur à travers ces 1h42 correctement utilisées. Si l'on pourra reprocher certaines redondances au cours de l'intrigue (la séquence répétée 3 fois où la belle-fille crie devant la mère porteuse du masque et se réfugie dans leur demeure, en est un bon exemple), on ne pourra qu'adhérer à cette mise en scène surprenante et de qualité. L'érotisme et les pulsions sexuelles ne sont jamais vulgaires et sont en totale synergie avec la violence psychologique et la barbarie impressionnantes pour l'époque.
Jamais grandiloquent, le film est simple dans le choix de la mise en scène, du montage saccadé et dans l'habillement des personnages. Un film qui mérite parfaitement sa place dans l'histoire du cinéma japonais et qui mériterait d'avoir un peu plus les projecteurs sur lui.
Note : 17,5/20