Genre : Comédie satirique (interdit aux - 12 ans)
Année : 1998
Durée : 1h35
Synopsis :
Trois sketches farfelus et blasphématoires inspirés des épisodes les plus connus de la vie du Christ.
La critique :
Là, j'ai décidé de mettre les petits plats dans les grands aujourd'hui ! Je pense que nous savons suffisamment que le monde du cinéma regorge de pellicules plus ou moins scandaleuses cantonnées à une plus grande ou plus faible confidentialité. Si nous nous transportons du côté du cinéma italien, le nom terrifiant de Pier Paolo Pasolini nous sautera inévitablement en tête en premier lieu. Pourtant, ce ne fut pas le seul personnage à avoir été à contre-courant de la bienséance observée alors. Sur le blog, a été abordé le cas d'Alberto Cavallone, l'autre enfant turbulent du cinéma italien, beaucoup moins connu mais qui n'avait pas son pareil pour réaliser des oeuvres scandaleuses.
Cependant, alors que ces deux réalisateurs tirèrent leur révérence, une autre bombe à retardement, en l'occurrence un duo de réalisateur, fit son apparition, en la personne de Daniele Cipri et Franco Maresco. Que peut-on en dire ? Inclassables et provocateurs, ils sont surnommés "les enfants terribles du cinéma italien". Bon, on sait à quoi s'attendre. Outre de nombreux courts-métrages et documentaires, ils produisirent la série extrême pleine de provocations : Cinico TV. Mais ce duo réalisa aussi trois longs-métrages, à savoir L'Oncle de Brooklyn, Le Retour de Cagliostro et enfin Toto Qui Vécut Deux Fois.
Sans la moindre surprise, on tient là l'oeuvre la plus connue de ces deux réalisateurs qui déclenchera un scandale sans précédent. Au commencement, il fut montré en sélection officielle à Berlin en 1998 et rapidement, la polémique enflait pour aboutir à une interdiction en Italie avant même sa sortie. La censure déclarera : "Ce film est une attaque contre le sacré, contre l'homme. Rien ne peut être coupé. Il s'agit d'un non message, inutile et pervers, totalement négatif". Le président de la commission de censure ajouta que le film était une offense contre le peuple italien et contre l'humanité toute entière et que les réalisateurs étaient deux psychopathes. Le scandale fut tel que les deux cinéastes furent traînés en justice mais reçurent le soutien de nombreux cinéastes, entre autres Bernardo Bertolucci.
Face au tollé que provoqua l'interdiction pure et simple du film, la censure cinématographique fut abolie et l'oeuvre sortit enfin, après 6 mois de retard en salles, mais flanqué d'une interdiction aux moins de 18 ans. C'est une seconde boîte de Pandore qui s'ouvrit vu que des bataillons de catholiques fanatiques se plantèrent devant les cinémas, empêchant les spectateurs d'aller voir le film. Ce qui sera à l'origine de véritables empoignades frôlant émeutes et bagarres générales.
Au total, le procès intenté contre le producteur, aux réalisateurs et au coscénariste, qui furent accusés d'outrage et de tentative de fraude contre l'état, dura deux ans. Durant ce laps de temps, ces derniers furent privés de toute subvention pour leurs projets en cours et à venir. Vous l'avez compris, malgré le fait que le film soit flanqué d'une bien malheureuse confidentialité chez nous, on tient sans nul doute l'un des plus gros scandales cinématographiques de toute l'histoire.
Son aura démoniaque plane d'ailleurs encore sur l'Italie, réputée pour être pieuse et très attachée au catholicisme. Mais, autant être clair, combien d'oeuvres à scandale n'étaient en fait qu'un énorme pétard mouillé ? Beaucoup, sans nul doute. Est-ce le cas de cette chose ? Réponse dans la critique.
ATTENTION SPOILERS : Le film débute par la projection dans une salle de cinéma d'un film où un homme sodomise un âne, à laquelle assiste une galerie de personnages excités. S'ensuit alors la succession de trois sketchs tous plus scandaleux les uns que les autres et définis seulement par un simple numéro.
Sketch 1 : Paletta, l'idiot du village moqué et humilié par tous, mène sa triste et solitaire existence en cherchant à soulager son irréfrénable pulsion sexuelle. Grand amateur de sordides projections pornographiques, il tente de profiter de l'arrivée d'une prostituée célébrissime, un travesti nommé Tremmotori, pour parvenir enfin à un rapport sexuel. Mais Paletta est issu d'une famille pauvre et est réprouvé par sa vieille mère qui ne possède pas l'argent nécessaire. Mû par son unique désir et cette occasion de pouvoir posséder la prostituée, il décide d'accomplir un geste extrême en dérobant une offrande d'une chapelle votive due au chef mafieux local pour honorer la mémoire de sa défunte mère. Un acte qui ne sera pas sans conséquence vu que le boss inflige à Paletta de subir en outre sa punition : comme un Christ conduit à son calvaire, Paletta assurera de sa personne le remplacement de la statue profanée.
Sketch 2 : Le second épisode est centré sur la veillée funèbre de Pitrinu, un homosexuel distingué et nanti. Autour du corps sont présents la mère et d'autres vieilles femmes ainsi que le frère Bastiano, violent opposant à l'homosexualité de son frère. Fefè, un édenté miséreux, qui fut le compagnon de Pitrinu, hésite longtemps à se présenter devant le défunt. Au travers d'un jeu de flashbacks, il se rappelle de son idylle. Mais les souvenirs ravivés laissent place à une rancœur et une réfutation grandissante contre ce temps passé avec l'amant, lui révélant ses sentiments d'un amour feint et intéressé. Fefè, malgré la surveillance acharnée de Bastiano, parvient sur la fin à retirer du doigt du mort le précieux anneau qu'il convoitait de longue haleine, et s'emparant d'un fromage pour rassasier sa faim, il s'enfuit en le conspuant.
Sketch 3 : Le troisième épisode est une très libre transposition des derniers jours de la vie du Christ. Un ange descendu sur terre communique avec les hommes par des mélopées. Un vilain à la figure louche lui soustrait la poule qu'il soigne jalousement en l'assommant d'un coup de pierre. Lorsqu'il reprend connaissance, il est encerclé dans un champ de ruines par un groupe d'obèses qui le sodomisent brutalement. À cette scène de violence rendue par un ralenti assourdissant, participe aussi un simplet qui s'adonnera dans le développement du film à un pathétique coït avec une statue de la Vierge. Pendant ce temps un vieux Messie, un homosexuel repenti au caractère bourru, appelé Totò, traverse les lieux désolés et dégradés que contrôle la mafia. Judas, un nain bossu et pédant l'accompagne en n'ayant de cesse de l'exhorter au miracle de lui procurer une femme.
Un jour il est convaincu par la famille de Lazare de ressusciter le proche dissous dans l'acide du vieux boss Don Totò mais Lazare, à peine ressuscité, crie vengeance parcourant la province comme un forcené. Le vieux boss ordonne à ses hommes de main d'enquêter sur le fait que Lazare ait pu retourner à la vie. C'est ainsi qu'il apprend que rôde dans les parages, quelqu'un qui ressuscite les morts. Durant la Cène retransmise de manière grotesque, Totò est saisi par de sinistres personnages. Le face-à-face entre Totò et Don Totò le questionnant conduit le prophète au bain d'acide.
Quelle splendeur ! Quel raffinement ! Quelle bien-pensance ! Nul doute que je n'aurais pas cru un seul instant qu'un tel film existait si je ne l'avais pas vu de mes propres yeux. Je vais être bref en disant que Totò Qui Vécut Deux Fois est probablement le film le plus violent, le plus scandaleux dans son attaque envers la religion, non seulement par ce qu'il montre mais par ce qu'il dénonce. A côté, le polémique Les Diables passerait presque pour de la roupie de sansonnet. Cipri et Maresco situent leur récit dans un Palerme monstrueux et apocalyptique grouillant de personnages grotesques, masturbateurs (n'ayons pas peur des mots...) et blasphémateurs.
Cette apocalypse dont nous n'aurons aucune explication claire est à mettre en lumière avec notre société se détournant toujours plus de toute forme de morale et d'éthique pour se replier dans l'individualisme et l'absence de croyance propre. L'absence de croyance étant un trait typiquement dans l'air de nos sociétés occidentales capitalistes. Ce monde détruit est un monde où Dieu est mort en emportant toutes les valeurs d'une humanité sur le déclin. En l'absence de ces valeurs élémentaires garantes du bien-être d'une civilisation, les individus en reviennent à leurs pulsions les plus primaires marquées par la violence et la débauche sexuelle.
Le thème commun entre ces trois histoires révoltantes et répugnantes est donc la mort de Dieu. Une mort qui se répercutera par le pessimisme envers cet avenir dans lequel le genre humain ne semble plus nourrir aucune espérance, obsédé par la seule satisfaction de ses besoins sexuels et de ses instincts les plus vils. Totò Qui Vécut Deux Fois pourrait être comparé à un Salo contemporain où la satire est en synergie complète avec un nihilisme radical. On est constamment soufflé par l'irrévérence assumée et en continu des deux cinéastes qui parviennent à mêler un trait satirique à leur dénonciation d'un avenir désespéré détourné d'un Dieu. Oui, contre toute attente, la combinaison fonctionne admirablement bien mais parviendra à déranger toute personne ayant plus ou moins grandie dans un environnement croyant (j'en suis l'exemple !). Le long-métrage choque alors que tout est tourné dans une comédie au 1378ème degré et c'est un point qu'il est capital de dire et qui souligne le professionnalisme des deux réalisateurs.
Pourtant, il est nécessaire de dire que Totò Qui Vécut Deux Fois est loin d'être une oeuvre accessible à tous (bon ça, on s'en serait douté..) car la mise en scène lorgne fréquemment du côté expérimental. Pour commencer, je suppose que vous avez tilté que le film est en noir et blanc alors que nous sommes à la fin des années 90. Ce premier point exclut d'emblée de jeu les réfractaires au vieux cinéma. Mais pourquoi refuser la couleur me direz-vous ? Eh bien Cipri et Maresco, dans une interview, diront que cela résulte d'une commune passion pour le cinéma classique, américain en particulier et au fait qu'ils n'aimaient tout simplement pas la couleur vidéo. Pour eux, le noir et blanc donne une touche particulière et d'un point de vue personnel, je ne sais pas leur donner tort.
Ensuite, ce qui renforce le trait expérimental est une déstructuration de toute ligne narrative telle que nous la connaissons. Les silences sont omniprésents et la mise en scène n'est pas sans rappeler un certain trait théâtral. Les transitions brutales se succèdent à une cadence constante. On peut le dire, il faut savoir apprécier le style bien particulier de cette uchronie surréaliste et à tendance expérimentale mais si on adhère, alors, on peut s'attendre à être captivé tout au long de la démocratique durée de 95 minutes de bobine.
Si on en revient à l'esthétique, on appréciera ce très beau noir et blanc au trait granuleux savamment jaugé qui parvient à apporter une superbe aux décors apocalyptiques. Des décors qui seront davantage mis en valeur avec de beaux plans, parfois audacieux avec l'utilisation de hors champ et de plongées. La bande sonore est tout autant absurde que le reste du film et l'interprétation des acteurs l'est également avec, au casting, Salvatore Gattuso, Carlo Giordano, Pietro Arcidiacono, Marcello Miranda ou encore Camillo Conti. Tous les personnages, sans exception, sont tenus par des hommes, tant les homosexuels que les femmes. Nul doute que ce film, s'il sortait actuellement, s'attirerait les foudres de féministes hystériques hurlant au machisme et aux heures les plus sombres.
Les cinéastes se permettent aussi d'aller à contre-courant du critère de beauté présent dans la culture cinématographique "mainstream" en mettant en avant des acteurs souvent âgés dont les physiques disgracieux ne sont habituellement pas filmés par le cinéma. Là encore, c'est un autre point renforçant l'austérité du visionnage car il est rare de trouver un tel ratio de têtes de con dans un seul film.
En conclusion, Totò Qui Vécut Deux Fois est un scandale sur pellicule totalement assumé et revendiqué. Loin de s'embarquer dans de l'humour sordide, Cipri et Maresco tancent et vitupèrent une société détournée de toutes valeurs et de toutes croyances pour ne retourner qu'à ses bas instincts. Quelque part, ce n'est pas sans rappeler notre société actuelle où violence et décadence sont affichées sans la moindre forme de pudeur. Il est d'ailleurs assez étonnant de voir que ce long-métrage n'est flanqué que d'une interdiction aux moins de 12 ans quand on sait que les personnages parlent comme des charretiers, qu'il y a des séquences homosexuelles et zoophiles explicites (mais pas filmées en gros plan non plus, je précise) et quelques connotations scatologiques.
Une interdiction aux moins de 16 ans n'aurait pas été usurpée, compte tenu de la transgression inouïe dans la pure lignée de la liberté cinématographique d'après mai 68.
Difficile d'imaginer qu'un tel pamphlet pourrait ressortir à notre époque où la bien-pensance nécrose de plus en plus toute forme d'institution culturelle. Il est compliqué de recommander en tant que tel un tel film car il risque de ne certainement pas plaire à tout un chacun. Pourtant, passer à côté de cet archétype de l'irrévérence s'enorgueillissant de séquences outrageantes et inoubliables, à l'image de cette Cène hilarante, serait un acte impardonnable pour tout amateur de cinéma transgressif qui risquerait fort bien de ressortir abasourdi du visionnage, tant les séquences honteuses se succèdent à un rythme vertigineux. Hallucinant, révoltant, féroce mais tellement bon. Impossible à noter, en revanche !
Note : ???