Genre : Drame, chanbara (interdit aux - 12 ans)
Année : 1966
Durée : 2 heures
Synopsis :
Japon 1860. Les samouraïs savent que leur caste va bientôt disparaître. Certains, comme Shimada, se concentrent sur l'enseignement de la "voie du sabre". D'autres intriguent entre partisans de l'Empereur et nostalgiques du Shogun. Les autres se replient sur eux-mêmes, refusant la réalité, et se réfugient dans l'ultra-violence, le nihilisme absolu. C'est le cas du maître dévoyé Ryunosuke Tsukue. Sa botte secrète, la garde "Silence et Regard calme" le transforme en sabreur invincible. Tsukue assassine froidement le grand-père de la douce Omatsu. Lorsqu'il donne son accord pour un match d'exhibition dans son ancienne école d'escrime, la femme de son adversaire, connaissant sa réputation de guerrier imbattable et sanguinaire, le supplie de perdre délibérément le combat, offrant sa vertu en compensation. Ryunosuke accepte son offre mais tue le mari pendant le match.
La critique :
Comme j'ai pu le scander un grand nombre de fois, on a parfois tort de trop centrer le genre du chanbara sur Akira Kurosawa. Si ce maître incontesté du Septième Art demeure, sans nul doute, le roi du genre, d'autres cinéastes téméraires ont pu marquer durablement le cinéma japonais d'une empreinte plus modeste mais pas dénuée pour autant d'un grand professionnalisme. J'avais déjà abordé le cas de Harakiri de Masaki Kobayashi il y a peu et dont la réputation n'est plus à faire. Aujourd'hui, on s'attardera sur le cas de Le Sabre du Mal, réalisé par Kihachi Okamoto, un bonhomme peu connu si on ne s'intéresse pas de plus près au vieux cinéma japonais.
A l'origine d'un grand nombre de pellicules, il connaîtra son premier succès avec La Bande des Têtes Brûlées en 1959, une parodie burlesque de western américain abordant le sujet de la guerre sur le front chinois et qui deviendra par la suite une série à succès. Néanmoins, la très grande majorité de son oeuvre sera vouée à une grande confidentialité, quand elle n'est pas tout simplement inédite.
Okamoto ne devra essentiellement sa popularité que via ses trois chanbara violents : Samouraï, Kill, la Forteresse des Samouraïs et justement Le Sabre du Mal. Ces récits se caractérisant par une férocité inhabituelle ne sont pas monnaie courante et ont tôt fait de déstabiliser les spectateurs de l'époque. La palme reviendra, sans aucune contestation possible, à Pandemonium de Toshio Matsumoto où le réalisateur repoussait le chanbara dans ses limites les plus extrêmes via, entre autres, l'égorgement d'un nourrisson, un bonze pendu ou la tête d'une femme servant de trophée personnel. Sans aller jusque dans ces travers fort avant-gardistes, Le Sabre du Mal va nous faire plonger dans un univers sordide loin des repères que nous nous sommes construits dans ce genre plutôt élitiste.
Adaptation du roman de Kaizan Nakazato, "Le Col du Grand Bouddha", le film a su se forger une solide réputation, allant même jusqu'à s'inscrire comme un incontournable du chanbara. Après Akira Kurosawa, après Masaki Kobayashi, après Toshio Matsumoto, vous pouvez dire bonjour à Kihachi Okamoto.
ATTENTION SPOILERS : Japon 1860. Les samouraïs savent que leur caste va bientôt disparaître. Certains, comme Shimada, se concentrent sur l'enseignement de la "voie du sabre". D'autres intriguent entre partisans de l'Empereur et nostalgiques du Shogun. Les autres se replient sur eux-mêmes, refusant la réalité, et se réfugient dans l'ultra violence, le nihilisme absolu. C'est le cas du maître dévoyé Ryunosuke Tsukue. Sa botte secrète, la garde "Silence et Regard calme" le transforme en sabreur invincible. Tsukue assassine froidement le grand-père de la douce Omatsu.
Lorsqu'il donne son accord pour un match d'exhibition dans son ancienne école d'escrime, la femme de son adversaire, connaissant sa réputation de guerrier imbattable et sanguinaire, le supplie de perdre délibérément le combat, offrant sa vertu en compensation. Ryunosuke accepte son offre mais tue le mari pendant le match.
Okamoto a le mérite de nous offrir un contexte assez inattendu en nous plongeant dans les dernières années de l'ère légendaire du samouraï. Les rivalités de clans, pillages, rébellions et autres ont fini par lentement s'évaporer, à l'orée des premières bribes de la civilisation contemporaine. Le shogun commence à perdre de sa puissance et de son influence. Dans ce contexte trouble, le samouraï, autrefois sollicité pour son honneur, sa détermination, son courage et une protection, voit sa popularité décliner jour après jour. Une reconversion obligatoire se doit d'être effectuée pour éviter le déshonneur de devenir rônin, un samouraï errant relégué au rang de paria. Si certains se lancent dans l'enseignement de la voix du sabre, d'autres ne peuvent accepter la cruelle fatalité de leur sort.
Résignés face à un monde dans lequel ils ne se reconnaissent plus, certains samouraïs finissent par sombrer dans la folie et la violence absurde. De fait, Le Sabre du Mal démarre directement les hostilités en mettant en scène un rônin assassiner froidement un vieillard sur le col du Grand Bouddha. Le ton est donné et un tel acte est à mettre en relief avec la déshumanisation rampante de cette caste ayant balayé l'honneur et le respect du folklore, incapable de se libérer du joug de ses pulsions destructrices. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : l'honneur des samouraïs devenu une vile mascarade. Ryunosuke Tsukue est l'un de ces individus, replié sur lui-même, ayant refusé de voir la réalité en face et semblant se venger d'une société en devenir qu'il vitupère. Guidé par une rage qui le faisait vibrer autrefois, il éprouve une fascination pour le sang et le meurtre. Plus d'honneur qui ne tienne vu qu'il massacre sans aucune raison un vieillard désarmé.
Plus d'honneur non plus lorsqu'il acceptera de prendre part à un tournoi en promettant à la femme de son adversaire de perdre pour finalement le tuer. L'adage "le samouraï n'a qu'une parole" est aussi traîné dans la boue. Tsukue s'inscrit dans le cercle des anti-héros dont la perversité ne risque pas de s'attirer nos sympathies. Dénué de toute empathie et de tout humanisme, il n'est attaché à rien et semble vivre au gré du vent, sans poursuivre une mission où le code d'honneur du bushido, relégué au rang de torchon, apparaît être une idéologie rendue tristement pathétique. Après l'assassinat de son adversaire et le massacre des compagnons de ce dernier, il se mettra pourtant en couple avec la veuve du défunt lui avouant qu'elle a été répudiée de son rang d'épouse par son mari.
Quoi de plus illogique pour l'âme humaine que d'accepter une telle situation ! Cependant, ce couple ne montre guère d'épanouissement. Tsukue n'a aucune attache pour sa femme, ni pour son jeune fils. L'obscurité est partie intégrante d'un samouraï devenu un véritable démon. Il semble être possédé par sa propre lame régie uniquement par la jouissance de faire couler le sang et semer la mort. Oui, Tsukue peut être apparenté à un être sans repères, à un véritable ange de la mort déchaînant la désolation là où il passe. Alors que Kurosawa avait renforcé l'image du samouraï vertueux, Okamoto l'égratigne férocement pour nous plonger dans les géhennes mentales d'un homme devenu fou.
Une telle plongée n'est pas sans rappeler le cas de Gengobei dans Pandemonium où celui-ci se lança dans une vendetta ultra violente envers ceux qui l'avait trahi. A la différence ici, Tsukue apparaît déjà comme fou et sanguinaire. Etait-il ainsi avant ? Est-ce une conséquence de la conjoncture actuelle ? Rien ne nous sera expliqué. Tout porte à croire que la civilisation contemporaine semble se forger en parallèle d'une violence absurde qu'elle ne semble pas vouloir éradiquer. Les crimes de Tsukue sont impunis et la loi du Talion est toujours palpable vu que Hiowa, le frère de la victime, compte bien se venger en frappant à la porte de Shimada pour lui demander de l'enseigner à l'estoc.
La seule possibilité qui pourrait contrer la technique mortelle de ce Tsukue, archétype même du sabreur invincible que rien ni personne ne semble être en mesure de réfréner son impétuosité. Au gré de l'histoire, ce démon va se retrouver pris en tenaille par l'humiliation qu'il a eu face à Shimada ayant massacré son escouade de révolutionnaires samouraïs destinés à faire pression sur Kyoto pour l'avenir de leur caste, et de l'envie de vengeance de Hiowa. Confiant en ses facultés surnaturelles de chaos, la chute mentale n'en sera que plus forte pour se terminer en une apothéose de violence.
Car oui, en fin de compte, Le Sabre du Mal, s'il ne peut soutenir la comparaison avec Pandemonium, peut se targuer de balayer toute retenue. Okamoto conjugue, au récit désespéré, une violence graphique surprenante avec effusions de sang, mains coupées et coups portés au visage. Une femme transpercée avec un sabre ou encore une séquence de viol suggérée font partie du menu. Inutile de dire qu'un tel palmarès va à l'encontre de la sagesse relative du chanbara que Kurosawa a construite. Okamoto nous convie à un véritable enfer moderne où l'on n'arrive plus à compter les morts violentes s'étalant par dizaines de dizaines. Le carnage est rendu maître des lieux par un Ryunosuke Tsukue passionné par l'utilisation de son sabre, cet autre lui. Sa seule raison de vivre s'inscrivant dans une résultante logique d'entraîner la mort autour de lui. Un tableau amer, très nihiliste s'offre à nous durant 2 heures se succédant à vitesse grand V. L'intensité palpable combinée à une mise en scène austère, agressive ont tôt fait d'agripper le spectateur par la gorge, le rendant impossible de s'extirper de la descente en enfer à laquelle il assiste, médusé par une sauvagerie hors norme. En ce sens, Le Sabre du Mal n'a pas usurpé une interdiction aux moins de 12 ans. Une interdiction très rare pour un chanbara.
Si Okamoto fait un sans-faute dans toute sa construction scénaristique, il fait aussi preuve d'un remarquable professionnalisme dans une esthétique léchée n'ayant rien à envier aux classiques de Kurosawa. L'image est riche en détails et magnifie les décors environnants. Plusieurs superbes séquences seront à mentionner, que ça soit la première scène de massacre s'achevant sur une scène époustouflante illustrée avec la première image de la chronique. On mentionnera évidemment ce combat ardu sous la neige. Chaque séquence, chaque scène sont dignes d'intérêt et sont un régal visuel. La bande son ne s'illustrera pas parmi les plus joyeuses du chanbara. Elle s'affiche froide, hostile, glauque.
Enfin, l'interprétation des acteurs n'est pas en reste. Tatsuya Nakadai est absolument mémorable dans la peau de Ryunosuke Tsukue. Son visage démoniaque a tôt fait de nous glacer le sang quand on croise ses yeux d'un noir infernal. La séquence de poursuite de Tsukue sur sa femme avec gros plans sur son visage belliqueux ne risque pas d'être oubliée de sitôt. On n'oubliera pas de parler de Toshiro Mifune, néanmoins totalement éclipsé, dans le rôle du sage Shimada avec toujours son charisme légendaire. Yuzo Kayama et Michiyo Aratama tireront leur épingle du jeu avec brio.
Au vu de ces dithyrambes généralisés à tous les plans, il n'est pas étonnant de se rendre compte que Le Sabre du Mal n'a, en aucun cas, usurpé sa réputation de grand classique du cinéma japonais. Loin de l'héroïsme auquel nous sommes habitués face à un chanbara, c'est un regard cynique sur la monstruosité d'un monde ayant perdu le contrôle de ses éléments sacrés, incapables d'être intégrés dans un nouvel âge nippon. Dans cet univers nihiliste où tout respect envers le sacré et la vie semble être de l'histoire ancienne, le réalisateur dépeint ces hommes, en perte totale de repères, dominés par leur sabre les ayant transformés en furies. Le respect des codes du bushido alliant l'honneur, le courage, le respect sombrant dans les affres de la cruauté humaine.
Avec ce chanbara, le cinéaste donne une image très sombre du Japon de la fin du XIXème siècle. Nous sommes conviés à assister à une réelle spirale de violence déstructurant la santé mentale déjà vacillante de Tsukue. Une oeuvre malsaine, sombre et désespérée. Un indispensable pour tout cinéphile chevronné qui ne rechignera pas devant l'ultra violence "chanbara-esque". Mâtiné par un visuel épatant et un acteur principal au sommet, Le Sabre du Mal peut sans nul doute rivaliser avec les plus grands chanbara. S'il est moins pervers et sadique que Pandemonium, Le Sabre du Mal n'aura aucun mal à vous marquer devant une telle réussite cinématographique. Un monument méconnu à visionner de toute urgence, en dépit d'une fin que certains jugeront énervante au vu de son apparition brutale dans une dernière partie ayant plus l'aspect d'une boucherie que d'un combat en bonne et due forme.
Note : 18,5/20