Genre : horreur, épouvante, documentaire (interdit aux moins de 18 ans à l'époque, film tout public aujourd'hui)
Année : 1922
Durée : 1h27
Synopsis : Plus qu'un simple documentaire, La Sorcellerie à travers les Âges défie toutes les frontières de genres et de style en étudiant la nature de la sorcellerie et du satanisme, de la Perse Antique aux temps modernes.
La critique :
Certes, le nom de Benjamin Christensen ne doit pas vous évoquer grand-chose. Pourtant, le cinéaste danois fait partie des figures proéminentes du cinéma muet. En l'occurrence, le nom de Benjamin Christensen est souvent associé à celui de Carl Theodor Dreyer, un autre metteur en scène danois émérite et à qui l'on doit plusieurs oeuvres prestigieuses, entre autres La Passion de Jeanne d'Arc (1927), Le Maître du Logis (1925), Les fiancés de Glomdal (1925), ou encore Vampyr (1932). Quant à Benjamin Christensen, le réalisateur est souvent résumé à un seul et unique film, Häxan - La Sorcellerie à travers les Âges, sorti en 1922, soit la chronique qui nous intéresse aujourd'hui.
Pourtant, la carrière cinématographique de Benjamin Christensen démarre vers le milieu des années 1910 avec Le Mystérieux X (1914).
Les thuriféraires de cet orfèvre artistique citeront aisément Sa femme l'inconnue (1923), Le Cirque du Diable (1926), Mockery (1927), L'Île Mystérieuse (1929), ou encore Les Enfants du Divorce (1939) parmi ses oeuvres les plus proverbiales. En outre, Benjamin Christensen s'expatriera en Allemagne, puis aux Etats-Unis pour poursuivre une filmographie à la fois éclectique, foisonnante et exhaustive. En raison de son sujet spinescent, donc la sorcellerie à travers les âges (c'est par ailleurs le titre du long-métrage...), Häxan divisera les critiques pour le moins dubitatives.
Si le film rencontre les ferveurs et les satisfécits du public dans les pays scandinaves et dans d'autres contrées européennes, Häxan est hélas ostracisé, voire anathématisé par la censure en raison de son exposition gratuite de la nudité et de la torture.
A l'époque, de telles acrimonies et de telles réprobations équivaudraient à une interdiction aux moins de 18 ans aujourd'hui. Que soit. Häxan est carrément banni aux Etats-Unis et sort de façon tronquée dans plusieurs pays. Benjamin Christensen est alors gourmandé, répudié et taxé de sadique, d'obscène et même de pervers sexuel. Pourtant, le metteur en scène ne fait que retranscrire certaines tortures pratiquées lors de l'Inquisition et en particulier lors de la chasse aux sorcières.
Häxan a donc des velléités historiques, mais pas seulement. A l'origine, le métrage est une adaptation libre d'un ouvrage, Malleus Maleficarum, publié durant le XVe siècle. Mais Häxan est aussi une oeuvre ambitieuse et nantie d'un budget mirobolant pour l'époque, soit deux millions de dollars ; ce qui est inconcevable durant cette période de vaches maigres en Europe.
C'est la raison pour laquelle il existe trois versions du film : une de 87 minutes qui correspond à une restauration de l'oeuvre originelle, une seconde de 76 minutes qui adopte un montage plus concis et plus prompt et une dernière de 104 minutes (Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Sorcellerie_à_travers_les_âges). Aujourd'hui, Häxan - La Sorcellerie à travers les Âges fait figure de classique incontournable. Presque cent ans après sa réalisation, ce film d'épouvante reste une oeuvre prédominante dans le cinéma en général et dans le cinéma horrifique en particulier.
Plusieurs réalisateurs majestueux se réclament du film de Benjamin Christensen, dont William Friedkin avec L'Exorciste en 1973.
Les laudateurs du film de Friedkin notifieront à raison les nombreuses accointances entre les deux longs-métrages, notamment dans cette dichotomie qui existe entre la foi religieuse, les doxas du monde médical et la croyance en l'existence d'un mal qui se tapit quelque part dans la pénombre. A travers les mythes et les rituels de la sorcellerie, Benjamin Christensen propose justement de sonder, d'analyser et même de décrypter notre regard sur la prégnance de ce malin au fil des siècles dans notre société assujettie par la peur et ses pulsions reptiliennes.
Inutile de mentionner le casting du film, à moins que vous connaissiez les noms de Maren Pedersen, Clara Pontopiddan, Elith Pio, Oscar Stribolt, Tora Teje et Johannes Andersen. A noter que c'est Benjamin Christensen lui-même qui prête ses traits ventripotents au Diable en personne !
Mais ne nous égarons pas et revenons à l'exégèse du film ! Attention, SPOILERS ! A travers Häxan, Benjamin Christensen a pour vocation de dresser un tableau historique de la sorcellerie à travers les âges. "Ce documentaire reconstitué est d’une liberté déconcertante ; la magie triomphe et les vieilles sorcières trempent dans leur potage des crapauds et des membres de jeunes enfants, […]. Les diables et les animaux maudits allument des feux d’enfer et les fidèles embrassent le derrière du démon […]. Häxan n’est pas seulement la description fidèle d’une époque magique, son but est plus vaste et Christensen dépose avec son film le plus violent réquisitoire contre la criminelle Église […].
Ce documentaire devrait passer dans tous les lycées du monde. » (Ado Kyrou, Le Surréalisme au cinéma, source : http://www.dvdclassik.com/critique/haxan-la-sorcellerie-a-travers-les-ages-christensen).
Dès le préambule, la tonalité mortuaire est annoncée. Depuis la nuit des temps et en particulier depuis le Moyen-Âge, notre société a une conception à la fois mystique et enfantine de la sorcière. Indubitablement, la religion, beaucoup plus prégnante et autocratique à l'époque, joue un rôle prééminent pour culpabiliser à la fois les prêtres, les soeurs claustrées dans les monastères, mais aussi tout un pan de la société. A ce moment-là, la religion et ses forces étatiques ont un regard héliocentrique sur notre monde. Pour la société toute entière, le ciel est voué à l'immutabilité.
La Terre est une Création Divine dominée par notre Soleil et d'autres luminescences situées, çà et là, dans un univers immuable et rigide. Au-delà du Soleil, ce sont des Divinités (en particulier Dieu) qui prédominent. Ainsi, Häxan - La Sorcellerie à travers les Âges se segmente en sept chapitres bien distincts.
Indiscutablement, Häxan est une oeuvre totalement novatrice pour l'époque avec une conception hétéroclite. Tout d'abord conçu, pensé et ratiociné comme un documentaire dans sa première partie, Häxan se pare de qualités cinéphiliques via des saynètes simulées et relatant les diverses tortures pratiquées devant l'Inquisition. Ainsi, la sorcière est chassée, capturée, incarcérée, ligotée, suppliciée puis condamnée par un Juge. Le but ? Lui faire avouer ses accointances avec le Diable et ses fidèle succubes. Mais la peur est beaucoup plus profonde qu'elle n'y paraît.
La société en déliquescence cherche un coupable idéal, ici la sorcière. A ce sujet, les nazis reprendront peu ou prou la même rhétorique dix années plus tard en s'inspirant justement de l'Inquisition, des contes et du mythe de la sorcière.
Seule dissimilitude et pas des moindres, la sorcière sera évincée au nom de la question juive qu'il faut éradiquer, pourchasser, "vaporiser", gazer et bannir au nom de l'aryanisation de la "race". C'est d'ailleurs ce que Benjamin Christensen met en exergue. Le vrai démon, ce n'est pas cette sorcière qu'il faut réprimer, rudoyer, carboniser ni exterminer au nom de l'expiation du péché. Le vrai démon se tapit dans notre société apeurée et contristée par l'ignorance, soit le véritable leitmotiv de toute dictature. Ici, le despotisme est diligenté par une Eglise absolutiste qui réprimande le moindre péché.
Pour évacuer ce mal à priori inexpugnable, certaines soeurs hébétées se mutilent. Cette thématique sera par ailleurs l'un des apanages du roman, puis du film Le Nom de la Rose (Jean-Jacques Annaud, 1986). Dès lors, inutile de préciser que Häxan est une oeuvre pionnière et même majeure, non seulement pour le cinéma d'horreur, mais aussi pour le cinéma d'exploitation.
A travers ce film impudent et iconoclaste, on voit déjà poindre les premières prémisses du Mondo puisque le métrage propose un regard cultuel et culturel sur la sorcellerie, ainsi que sur ses écueils et ses corolaires. A partir du XXe siècle et avec l'essor d'un capitalisme martial (la première Guerre Mondiale entre 1914 et 1918) et patriarcal, le didactisme change, inexorablement. La sorcière s'est peu à peu consumée et délitée dans notre société. Mais cette dernière a été évincée par la pathologie mentale et en particulier par l'histrionisme qui échappe à une quelconque explication médicale, ainsi qu'une systémique familiale déboussolée par l'arrivée inopinée de la psychanalyse.
Une peur en supprime une autre pour mieux s'accaparer ou modifier son monogramme, et vice versa. Pour ériger et fructifier l'ignorance, rien de plus simple. La Terreur peut être instaurée par l'Eglise, une religion subalterne, une dictature politique et/ou religieuse, ou encore par une oligarchie coercitive. Cette Terreur est toujours basée sur nos propres fantasmagories et nos peurs archaïques. Tel est le message instillé en filigrane par un Benjamin Christensen emphatique. In fine, le réalisateur danois enjoint le spectateur à porter un regard critique et philosophique sur nos sociétés, qu'elles soient moyenâgeuses, modernes, consuméristes et/ou régentées par des doxas répressives.
Vous l'avez donc compris. En dépit de ses 96 années au compteur, le discours de Häxan - La Sorcellerie à travers les Âges reste d'une étonnante actualité.
Note : 18.5/20
Alice In Oliver