L_Homme

Genre : Drame, thriller 

Année : 1962

Durée : 1h57

 

Synopsis :

Quatre nau­fra­gés doi­vent faire un choix entre la famine et le can­ni­ba­lisme. 

 

La critique :

Comme vous l'aurez constaté, à votre plus grand désarroi ou bonheur, Cinéma Choc est plus que jamais hystérique à l'égard d'une période cinématographique japonaise passée qui n'aura que trop peu fait parler d'elle à l'international. Et mon petit doigt me dit que, depuis ces temps immémoriaux, tels des chiens de Pavlov, la Nouvelle Vague japonaise vous sera venue en tête ! Et vous avez raison car c'est encore le cas aujourd'hui et il ne faut pas trop vous en étonner au vu de mon affection de chroniqueur pour les films rares et très peu, voire pas du tout, présentés sur l'Internet français. Il est vrai que je ne suis pas le plus objectif des types à dire ça vu mon affection déraisonnée pour cette époque révolue dont la confidentialité chez nous restera définitivement un mystère à mes yeux. Bien sûr, les conditions d'accessibilité sont là mais on ne se mentira pas que le web est largement plus fourni si l'on tient compte des pellicules inédites, de l'absence de rééditions et autres. MAIS le téléchargement, c'est mal, et ce même si cette culture ne nous est pas disponible légalement, n'est-ce pas ?
Et vu que j'adore fouiller et découvrir sans arrêt, je tombe assez régulièrement sur l'impasse du format physique qui se limiterait à cela s'il n'y avait pas des âmes charitables pour m'aider à profiter pleinement de ma passion.

Qu'à cela ne tienne, je ne parlerai pas en ce jour d'un cinéaste inconnu, loin de là même vu que c'est même une véritable pointure louangée du monde cinéphile. Kaneto Shindo est un nom qui suscite l'extatisme chez certains et à très juste raison car derrière sa personne, nous retrouvons trois titres considérés comme des grands classiques, et même des immanquables du cinéma japonais que tout cinéphile doit avoir vu une fois dans sa vie, qui sont Onibaba, Kuroneko et L'Île Nue. Trois noms qui feront la renommée du bonhomme à l'international. Et c'est tout pour chez nous car il n'y a aura rien d'autre de sa filmographie à se mettre sous la dent ! Avouez que c'est peu pour juger de manière probante et efficace son travail global. Désireux de renâcler au-delà de la médiocre exploitation dont il bénéficie sur notre territoire, et par l'entremise d'un forumeur avec qui j'ai sympathisé, il me permit d'acquérir Vivre aujourd'hui, mourir demain qui, s'il n'était pas mauvais, était loin d'avoir marqué les esprits.
Cette histoire aurait pu s'arrêter là si je n'étais pas tombé par pure inadvertance sur une autre de ses créations tout aussi anonymes qui est sobrement appelée L'Homme. Là encore, sans la bienveillance de ce passionné, jamais vous ne seriez en train de lire ce premier billet français qui lui est consacré.

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ATTENTION SPOILERS : Quatre nau­fra­gés doi­vent faire un choix entre la famine et le can­ni­ba­lisme.

Cet anonymat est pour le moins incompréhensible car il est une pierre angulaire du cinéma indépendant japonais et même de la Nouvelle Vague. En effet, on tient là la toute première oeuvre produite par la célébrissime société de production ATG spécialisée dans un Septième Art à public restreint et qui, pourtant, aura un impact décisif et même indispensable durant toutes les années 60 et 70. Cet honneur revenant à l'un des pionniers du cinéma indépendant fut certainement l'un de ses plus grands accomplissements en tant que réalisateur. En revanche, j'avoue ne pas avoir trouvé d'informations ou tout du moins quelques traces de succès. Sans doute, pouvons-nous avancer, moyennement une retenue de rigueur, un timide oui. Adaptée d'un roman de Yaeko Nogami, L'Homme nous plonge dans une histoire d'une apparente simplicité. Dans un village côtier, la venue du Obon Festival enchante deux pêcheurs qui ont, toutefois, besoin d'argent pour vivre pleinement les festivités.
Leur rencontre avec deux personnes désireuses de faire un petit voyage leur offre cette opportunité. Au beau temps s'ajoute l'optimisme sur un trajet se faisant dans la bonne humeur. Mais cette météo clémente ne va pas durer car le bateau sera pris dans une violente tempête en pleine nuit. Le vent est tel qu'il détruit littéralement le mât. Le rafiot se retrouve à la dérive, perdu dans l'océan à perte de vue, sans possibilité de s'orienter. 

Le nom du film tout ce qu'il y a de plus concis n'est pas idiot pour autant et n'est en aucun cas le témoignage d'un manque flagrant d'originalité ou d'idée d'un Kaneto Shindo qui ne savait pas comment le nommer. Le but de son oeuvre est de filmer l'Homme civilisé qui se retrouve abandonné en pleine nature, impuissant face à cette Dame Nature. Il n'y a rien d'autre à dire si ce n'est de s'autoriser une étude anthropologique des êtres humains en situation de crise. Malgré l'accident, abandonné dans cette immensité bleutée, le calme règne toujours grâce aux provisions alimentaires en grand nombre. Cependant, à mesure que les jours passent, la nourriture diminue elle aussi et le temps ne peut retarder l'inéluctable. Les repas sont de plus en plus maigres et abondants.
Chaque grain de riz est sanctifié. Lentement mais sûrement, les quatre membres à bord vont basculer dans la folie. Shindo se joue de la temporalité qu'il réduit en poussière, de sorte que, comme les personnages, on en est à ne plus savoir depuis combien de temps ils sont là. Il l'étire et cet allongement a pour but d'influer sur leur psyché se représentant le temps comme infini. Le tout est grandement aidé par l'absence de moyens de communication qui ne leur offre aucune échappatoire facile dans leur dérive. 

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Face à l'adversité, la morale, l'éthique et toutes les notions forgées par l'humanité au fil des siècles se désagrègent pour laisser ressortir l'essence même de l'Homme primitif. L'Homme nous rappelle à quel point nous sommes des animaux et que l'égoïsme et l'envie sont des concepts refoulés en temps de paix mais susceptibles d'exploser en situation de détresse. Cette auto-préservation n'est aucunement condamnée mais simplement captée par une caméra très attentive. Au fil des jours passant, celle-ci ne fait que s'amplifier au point que nous en arrivons, sans surprise, aux tensions qui germeront entre eux. La faim les tiraillant plonge certains dans la paranoïa, persuadés que les autres ont plus de nourriture qu'ils ont cachés au préalable. D'autres sont pris d'hallucinations, à l'instar de ce capitaine priant le dieu des mers qui leur offrira de l'eau après qu'il ait rêvé de lui dans son sommeil.
Cette incursion du fantastique constitue à n'en point douter l'une des plus grandes audaces, comme si, finalement, une entité toute puissante et salvatrice veillaient sur eux, les aidant au dernier moment. A la manière du bateau tanguant sur les vagues, leur cerveau suit la même procédure.

Mais la thématique la plus couillue est bien de repousser tellement loin la souffrance tant physique que psychologique des protagonistes pour les jeter au plus profond des limbes. Une fois arrivé là, la survie justifie tout et n'importe quoi. Plus de place pour la résignation à mourir loin du continent. Il faut manger, même s'il faut pour cela tuer quelqu'un et se délecter de sa chair pour se rassasier. Inutile de dire qu'il fallait avoir des corones pour aborder le cannibalisme en 1962 ! Oui, 1962 ! A titre de comparaison, c'est dix-huit ans avant Cannibal Holocaust qui popularisa ce style malmenant férocement la bienséance. Précisons quand même que nous ne serons pas conviés à un carnage sans précédent, loin de là même mais j'en resterai là. Le simple fait de parler de ce sujet très clairement avant-gardiste mérite de propulser L'Homme dans la case des longs-métrages polémiques.
Il y a même fort à parier qu'il n'eut aucun équivalent cinématographique occidental sorti à la même époque. Qui plus est, l'addition d'un humour corrosif qui prendra toute sa puissance dans une dernière partie relevant d'une farce grotesque et tragicomique. 

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Sans trop de surprise, le premier produit estampillé ATG fut tourné dans un beau noir et blanc. On apprécie cette focalisation de Shindo sur les visages pour faire retranscrire au mieux leurs émotions. Peut-on cataloguer L'Homme comme un semi huit-clos, étant donné que 95% (à la grosse louche) du récit se déroulera sur ce petit navire ? Toujours est-il que les décors ne seront pas très variés, se limitant à.... ben l'océan. Gageons de préciser que pour une société toute neuve qui n'autorisait que les petits budgets, la scène de la tempête est d'un réalisme saisissant, au point où l'on s'y croirait. Ces intempéries seront les seuls moments d'une caméra plus rapide qui, en temps normal, baigne dans une lassitude constituée de plans fixes. Ne vous attendez donc pas à de l'action mais plutôt à du suspense fleurissant sur le stress de chacun pris au piège de ces étendues à perte de vue.
Ce mixage entre enfermement et sensation de liberté est un point fort. Pour la composition musicale, le bas blesse car les sonorités jazzy se prêtent mal à la situation. Pour clôturer le tout, Shindo peut compter sur un casting à la hauteur ayant eu une carrière prestigieuse dont Kei Sato en priorité mais aussi Nobuko Otowa et Taiji Tonoyama. Kei Yamamoto est le seul qui aura le moins percé. On aura aussi le très connu, et pourtant éclipsé, Hideo Kanze et également Misako Watanabe, Jun Hamamura et Sumie Sasaki.

Ainsi donc, L'Homme, nonobstant quelques longueurs, est un film pour le moins palpitant et instructif. En sondant l'âme d'êtres de plus en plus torturés par le manque, la faim et l'isolement, il nous rappelle à quel point le genre humain est sensible et peut facilement réduire en bouillie tous les socles sur lesquels il a grandi et qu'il a plus ou moins respecté. Même des personnes intègres n'échapperont pas à cette déliquescence mentale. Pour une première tentative, l'ATG a visé juste et si l'identité qu'elle s'est forgée au cours des années, notamment pour son indéfectible amour envers l'audace artistique et la recherche expérimentale, ne transparaît pas encore, la patte du cinéma d'art et essai est présente. Que les adulateurs de gore et de trash réfrènent leur engouement car L'Homme ne boxe pas là-dedans, à votre grand dam. A ceux qui sont tentés, je serais encore au regret de vous dire que seule la maîtrise de l'anglais vous permettra d'accéder à un visionnage en bonne et due forme.
En conclusion, si nous ne tenons pas là un chef-d'oeuvre de la Nouvelle Vague japonaise, sa mise en scène ne nous laisse pas indifférent et, plus encore, son indéniable importance historique font que l'on ne doit surtout pas oublier cette oeuvre qui prêtera à débat. L'Homme est décidément toujours aussi fascinant que terrifiant.

 

Note : 15/20

 

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