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Genre : Drame, policier, fantastique

Année : 1962

Durée : 1h37

 

Synopsis :

Un meurtre a lieu dans une région minière en pleine crise. Le dirigeant d'un syndicat minier est mis en cause dans le témoignage d'une femme, a son tour victime d'un mystérieux assassin.

 

La critique :

A l'instar de ma précédente chronique, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer. La mauvaise est que la Nouvelle Vague japonaise n'en a pas encore fini de vous ennuyer, si je puis m'exprimer en terme distingué. La bonne est qu'il ne reste, après le film d'aujourd'hui, seulement PLUS QUE trois derniers chanceux à pouvoir s'enorgueillir d'avoir droit à une place dans les colonnes plutôt spécialisées de Cinéma Choc sur ce fantastique courant mésestimé dans nos contrées, et dont je vais me faire un plaisir sadique de vous rappeler brièvement les faits ayant conduit à l'émergence de ce mouvement unique dans l'histoire du cinéma japonais.
Je ne vais pas m'éterniser 200 ans sur la chose mais pour nos nouveaux lecteurs, s'ils existent, la NV jap résulte d'une succession de problématiques d'ordre cinématographique mais aussi social. D'abord, l'apparition des téléviseurs dans les foyers qui induit une baisse inexorable des recettes financières des maisons de production qui paniquent sévèrement. Ensuite, tout simplement une envie de changement pour la population qui est désireuse d'avoir un Septième Art offrant quelque chose de plus moderne, plus en accord avec les tendances actuelles.

Les années 60 sont une époque sous tension pour le Japon qui voit manifestations sur manifestations se succéder, autant pour l'augmentation des frais d'université que pour le pacte de sécurité nippo-américain que les japonais (et surtout les jeunes étudiants) voient comme une influence impérialiste. Le cinéma classique ne passionne plus les foules. Il faut donc repenser et réformer le cinéma qui verra de nouveaux talents être mis en avant. Yoshishige Yoshida, Nagisa Oshima, Yasuzo Masumura, Shohei Imamura et Masahiro Shinoda que l'on vient de clôturer dernièrement avec le très surprenant Sous les cerisiers en fleurs. L'heure est à la mise en avant d'un homme tout aussi peu connu que ses semblables (hors Nagisa Oshima). Je suis sûr que le nom ne vous aura pas échappé, étant devenus des spécialistes et même des aficionados de la NV jap, car je veux bien sûr parler de Hiroshi Teshigahara qui n'a réellement percé chez nous qu'avec La Femme des Sables. Il peut toutefois se féliciter d'être hissé parmi les grands classiques du Septième Art nippon, d'avoir remporté un prix à Cannes et même d'être passé à la télévision (non ce n'était pas sur TF1 je cite !). L'excellent Le Visage d'un Autre eut la malchance de passer après, devant succéder à l'aura de son prédécesseur. Les critiques se montreront déçues mais fort heureusement, il sera considérablement réhabilité par la suite. Nous n'aurions pu laisser sur le bas-côté le troisième segment de ce triptyque de l'association Teshigahara et du scénariste Kobo Abe appelé Le Traquenard et qui marque leur première collaboration.

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ATTENTION SPOILERS : Un meurtre a lieu dans une région minière en pleine crise. Le dirigeant d'un syndicat minier est mis en cause dans le témoignage d'une femme, a son tour victime d'un mystérieux assassin.

L'an 1962 n'était pas seulement une collaboration explosive entre nos deux démiurges susmentionnés mais aussi le premier long-métrage du réalisateur après une série de courts-métrages et de documentaires. Des formats qu'il n'abandonnera pas dans le futur. Exit la cruelle histoire d'amour de La Femme des Sables et les tourments psychologiques de Le Visage d'un Autre. Le Traquenard va adopter une position engagée et même documentaire durant un court laps de temps où des photographies réelles nous font prendre conscience de la situation affreuse des mineurs japonais. Divisé en deux parties bien distinctes, la première narre l'itinéraire de Otsuka et de son jeune fils partant à la recherche de jours meilleurs, ne supportant plus leur triste condition humaine d'exploités. Sous un soleil de plomb, leur unique espoir est de parvenir à avoir une meilleure vie, des conditions de travail moins dures, fuir la morosité ambiante vecteur de répliques désespérées telles "On a commencé par les mines.
On finira dedans. On prend tout ce qui vient même si c'est pire, jusqu'à s'effondrer". Une échappatoire de très courte durée lorsque cette petite famille arrive dans une ville fantôme, abandonnée depuis la fermeture de la mine pour risque d'effondrement. Seule une vendeuse de bonbons représente le dernier vestige de civilisation. En errant dans un paysage dévasté par l'exploitation minière, et alors que son enfant vadrouille dans les hautes herbes, Otsuka, se rendant compte d'une présence qui le suit, se fera poignarder à trois reprises par un homme vêtu de blanc.

Alors que nous nous attendions à une simple affaire de meurtre, Otsuka va ressusciter en tant que spectre, toujours affilié à ce monde mais dans la totale impossibilité de communiquer avec autrui. Face à la tenancière du magasin de confiserie sommée de faire une fausse déclaration par peur de subir le même traitement, il se retrouve dans l'impuissance la plus totale. Le Traquenard démarre et s'achèvera dans un pessimisme glacial. Malgré les conseils d'un autre fantôme, son seul désir est de parvenir à ce que justice soit rendue, que son dernier souvenir en tant que vivant ne s'achève sur un mensonge. En suivant les enquêteurs afin de découvrir la vérité, il va déboucher dans la zone minière qu'il était censé atteindre. Mû par cette unique question : "Pourquoi m'a-t-on tué ?", il va prendre conscience de l'envers du décor et que l'herbe n'est pas plus verte ailleurs. D'un côté, des quidams risquant leur vie à tout instant, exploités par des chefs avares obnubilés par le profit, n'ayant aucune considération pour la quantité d'efforts fournis par ceux qui leur permettent de s'enrichir.
Ils voient d'un mauvais oeil les syndicats et en suivant le principe de "diviser pour mieux régner", ils créeront une scission amenant à la formation de deux syndicats qui ne s'entendront guère. Par cet acte, la puissance de chaque entité est amoindrie pour faire péricliter leur influence.

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Dans ce milieu d'une modernité glauque où la mécanique a envahi chaque aspect de la vie quotidienne, elle a influé aussi sur la psyché humaine où il n'y a finalement plus de place pour les sentiments. Chacun ne se soucie guère du sort d'autrui, pas même la police qui ne s'implique pas vraiment dans la résolution de cette triste affaire. Tout cela face au regard de Otsuka désormais spectateur de sa propre mémoire restée sur Terre et amenée à sombrer dans l'oubli de tous. De son côté, l'enfant impassible prend conscience du monde cruel, désenchanté et sans pitié des adultes. Otsuka, rejoint dans sa quête par la femme qui a aidé à déguiser le meurtre, tentera avec elle de comprendre pourquoi on leur a ôté si gratuitement leur vie. Entre complots et machinations patronales, la quête spirituelle d'ectoplasmes dans une incommunicabilité et une impossibilité d'agir. L'injustice est maîtresse des lieux sans qu'aucune réponse ne nous soit apportée à la fin. De toute évidence, nous ne pouvons que soupçonner un implacable plan pour asservir toujours plus les ouvriers qui ne trouveront de repos et de réconfort que dans la mort. Le lien entre leur existence et les clichés morbides d'archives sera toujours prégnant.

Difficile que de ressortir le coeur léger de Le Traquenard qui n'est ni plus ni moins qu'une oeuvre intemporelle quand on songe à l'exploitation encore très forte dans les pays en voie de développement. Teshigahara ne cesse de faire participer le cinéphile à ce cheminement d'une quête éperdue où se mêle une enquête foireuse, un documentaire sans concession sur la vie de sous-fifres, le tout sous fond d'une dimension fantastique inattendue. Il est clair que ce mélange détonnant pourra surprendre au premier abord. Dans la première moitié, nous sommes plongés dans le flou. Le seul fil conducteur résidant dans les errances d'un Otsuka dépassé et condamné à une souffrance éternelle symbolisée par le fait qu'il aura constamment faim pour l'éternité.
L'histoire ne se mettra véritablement en place qu'après le second meurtre de la femme qui aura préalablement subi un viol surréaliste qui n'en est pas totalement un, dépassée par son envie de sexe qui domine depuis l'absence trop longue de son mari. Vous aurez compris que, malgré les sujets on ne peut plus différents, entre ses trois oeuvres, le seul point commun résidant entre tous repose sur l'étude ontologique de tous ces hommes et femmes condamnés. On pourra pester dans le cas de Le Traquenard une durée un peu trop courte. Pour faire simple, on en voulait encore.

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A tous ceux qui ont louangé les mises en scènes de ses deux films suivants, sachez que Le Traquenard confirme d'emblée le professionnalisme de son auteur dont le travail millimétré offre un visuel léché sublimé par de nombreuses trouvailles visuelles et de plans originaux. On ne pourra qu'être estomaqué de la grandeur des décors, certes, à ciel ouvert mais aussi anxiogènes que les longs tunnels serpentant de la mine. Les panoramas y contribuent beaucoup. On songe directement au plan large lors de la première scène du meurtre qui résume tout ce que je veux dire. Entre les sonorités atypiques, la composition musicale n'est pas éloignée de l'expérimental. Pas à 100% convaincante, elle n'en est pour autant pas mauvaise. On ne se cachera pas de féliciter l'essentiel du casting dont chaque acteur porte sur lui les maux inhérents à ce milieu impitoyable. Le visage de marbre du tueur sociopathe incarné par le très charismatique Kunie Tanaka ne pourra que scotcher. On citera également Hisashi Igawa, Sumie Sasaki, Kazuo Miyahara, Sen Yano, Hideo Kanze et Kei Sato.

Je ne me suis pas trop inquiété au moment d'enclencher le visionnage sur le fait de savoir si oui ou non j'allais passer une bonne séance. Teshigahara ne s'est pas gêné pour sortir le grand jeu qui fait, sans surprise, de Le Traquenard un très bon film abouti à tout niveau, posant par la même occasion toutes les bases qui seront reprises plus tard par son géniteur. Comme il est dommage qu'il n'ait pas plus réalisé de longs-métrages durant la Nouvelle Vague afin de la magnifier toujours davantage. On se consolera en se disant qu'il aura eu le culot de faire un sans faute en marquant de son empreinte indélébile ce courant qui n'a de cesse de fasciner. Le Traquenard, en plus de nous offrir un voyage dans le temps dépaysant, nous interroge sur un XXIème siècle qui a encore beaucoup de progrès à faire pour que tous les êtres humains puissent s'émanciper du malheur dans lequel ils ont grandi et vivent toujours. La misère a quitté le Japon mais elle est plus que jamais d'actualité en Afrique et en Asie. Reste à voir si des traquenards successifs et dans le bon sens du terme pourront, à terme, mettre fin à cet esclavagisme des temps modernes.

 

Note : 16/20

 

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